• Cours sur le texte de Bergson, Le rire

    Bergson, Le rire

     

    Cours sous la forme d’un commentaire de texte

     

    « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’ de personnel, d’originellement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.

     

    Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts… »

     

    Henri Bergson, Le rire. Chapitre III, I.

     

     

    Le cours et le commentaire :

     

        A la question « l’expérience nous met-elle en contact directement avec la réalité ? », nombreux sont ceux et celles qui répondent par l’affirmative considérant les informations données par l’expérience comme autant d’évidences, allant jusqu’à refuser qu’on puisse interroger la légitimité de l’approche purement empirique. Il n’est pas rare ainsi d’entendre déclarer avec force : « j’y étais !», autrement dit « seuls ceux qui ont vu, entendu ou perçu un fait peuvent prétendre en parler ».

         Contrairement à ce qu’affirme cette opinion fort répandue, selon laquelle l’expérience nous met en contact direct avec la réalité, le philosophe français Henri Bergson écrit dans son œuvre intitulé Le rire : « nous ne voyons pas les choses mêmes, nous nous bornons, le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles ». D’où vient cette cécité ? Quelles sont ces « étiquettes » à laquelle se borne notre perception du réel ? Faut-il nécessairement nous méfier des sens et de l’expérience immédiate ? Pour répondre à ces questions, Henri Bergson propose une analyse du fonctionnement de notre perception ordinaire. Car ce sont bien l’expérience et la perception ordinaires, celles que l’on fait « le plus souvent », qui posent problème. Le problème est de taille puisque c’est sur elles que nous fondons notre appréciation de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas et que nous rejetons souvent les discours, les raisonnements ou les pratiques qui s’en éloignent. Raison suffisante pour nous poser la question : que percevons-nous du réel « le plus souvent » ?

        Ordinairement donc, la première information que relève notre perception des objets extérieurs appartient au domaine de l’action. « Percevoir, c’est se préparer à agir » écrit par ailleurs Bergson. Ce ne sont pas les choses-elles mêmes que nous voyons mais une « simplification pratique » : leur fonction et « la valeur d’usage » que nos habitudes ont fini par inscrire à même l’image que nous nous en faisons. Ainsi, au quotidien nous ne voyons pas telle ou telle porte en particulier, nous voyons une sorte de « machine à entrer » en général et nous la poussons sans la regarder. L’avantage d’une telle sélection à l’œuvre dans la perception est clair. Percevoir avant tout la fonction connue de l’objet permet d’aller plus vite, d’agir sans réellement réfléchir, comme par réflexe, et cette modalité d’action convient à la majorité des actes quotidiens qui forment un tapis de gestes qui soutiennent notre vie sans qu’il soit besoin de les conscientiser. Il est évident que si nous étions devant la porte sans réflexe ou sans expérience, il y a fort à parier que la porte, à l’instar de la réalité, resterait fermée ou bien que nous nous la prendrions dans la figure. Si nous devions percevoir la totalité des qualités de l’objet avant d’en percevoir la fonction, nous serions pris dans une forme de contemplation proche de l’hébétude devant chaque situation et nous n’agirions plus.

        Nous sentons bien aussi le problème que Bergson dessine en creux et qui est comme le danger que peut représenter cet avantage. En effet, si notre perception se limite a sa simple dimension utilitaire, à ne percevoir des choses ou des êtres que leur fonction, peut-on encore dire que nous les voyons véritablement ? Et que faudrait-il entendre ici par voir « véritablement » ? Bergson semble proposer le diagnostic selon lequel cette façon de voir s’est répandue à l’ensemble des façons de sentir et de vivre au point de s’imposer non plus comme une dimension de la réalité parmi d’autres mais comme la réalité toute entière à l’aune de laquelle les autres devraient être rapportées et jugées. Ainsi, ce ne sont plus simplement les objets que nous devons utiliser qui sont perçus de façon fonctionnelle mais tout aussi bien les personnes qui nous entourent que nous risquons de ne plus voir pour ne faire que les utiliser, ou bien encore notre propre corps… Combien de fois, nous avons manqué de respect à quelqu’un parce que nous avons l’avons réduit à sa simple fonction sociale au point de ne plus voir le visage singulier de celui ou celle qui nous faisait face ? Les exemples sont si nombreux qu’ils finissent par dessiner une thèse ou un rapport au monde dominants qui selon Bergson nous menacent et que l’on pourrait repérer sous le nom de vision utilitariste ou technicienne du monde. A force de n’être attentif qu’à l’utilité ou à la fonction, nous ne pouvons perdre de vue les autres qualités aussi bien esthétique que morale et devenir comme insensible. Cette sensibilité, que nous risquons de perdre, c’est notre sensibilité non seulement esthétique mais également morale puisque cela peut nous amener à considérer autrui en général et non en lui-même.

        La deuxième influence qui vient imposer sa marque à notre perception est celle du langage. Bergson écrit, « cette tendance, issue du besoin, c’est encore accentuée sous l’effet du langage ». En effet, si nous ne percevons pas les choses mêmes c’est que nous passons, même en silence, pour percevoir par le langage et les termes dont nous disposons et qui façonnent notre perception alors même que nous pensons nommer objectivement ce que nous voyons. « Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous… ». C’est alors à une critique du langage qu’il faut nous livrer si nous ne voulons pas être dupes des opérations intellectuelles qui se produisent en nous quand nous ne croyons que sentir avec notre corps et peut-être espérer « retourner aux choses mêmes ». Nommer c’est ainsi avoir appris à faire entrer la singularité d’une chose sous la généralité d’une catégorie linguistique. En terme technique cette acte de classification s’appelle l’acte de « subsumer », du latin « mettre sous » : mettre du singulier sous du général. On retrouve le problème qui est celui de notre texte quand nous en venons par habitude ou par conformisme par confondre le mot souvent utilisé et la chose qu’il recouvre.

        Ainsi, croyant nommer la réalité nous ne faisons que renforcer la croyance en la réalité véhiculée par les mots eux-mêmes. Parfois accepter le mot lui-même c’est accepter un certain découpage de la réalité quand ce n’est pas toute une idéologie qui l’accompagne sans le dire. On peut trouver des exemples chez les linguistes, A.Martinet nous apprend qu’au Japon précisément parce que les catégories utilisées pour décrire les couleurs ne sont pas les mêmes qu’en France, ce ne sont pas sept couleurs que les enfants japonais utilisent pour tracer un arc-en-ciel mais les trois qui correspondent au découpage du spectre que propose leur langue. Les traits qui séparent les couleurs sur le dessin des enfants n’existant pas dans la nature, où le spectre est continu, seraient l’exacte illustration de ce que produisent nos concepts dans la réalité et au sein de notre perception, à savoir non pas un calque du monde mais une réorganisation du réel et un découpage ontologique. Nul besoin de beaucoup d’exemples pour voir quelle est la puissance de la langue et  l’importance du choix des mots, si décisif que la réalité qui s’y trouve désignée n’y résiste pas. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que pour un être de langage comme l’homme ce n’est pas la réalité extérieure qui crée le langage mais c’est le langage qui fait le monde dans lequel l’homme vit.

         Et Bergson de rajouter une dimension au problème qu’il pose. « Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu ». Les mots ne s’insinue pas simplement entre le monde et nous mais également entre nous et nous même de manière à ce que nous ne puissions pas affirmer que le langage dans sa généralité nous empêche d’exprimer la singularité d’une perception que nous maitriserions parfaitement. Le drame du langage, sa haute trahison, se joue aussi dans notre fort intérieur. Nous croyons nous comprendre alors que nous ne faisons que prendre la généralité des stéréotypes sociaux pour ce que nous avons de plus personnels. Ce ne serait pas seulement pour communiquer avec les autres ses propres idées qu’il serait nécessaire de travailler la langue qui nous a été donnée mais pour se communiquer ses propres pensées  et pour parvenir à penser mais aussi à sentir par soi-même. A force de ne pas prêter attention aux termes que nous utilisons et à nos façons de parler et de sentir, nous serions alors comme coupés de nous-mêmes, de notre force, de nos capacités et des puissances réelles du monde qui nous entourent.  

         Mais que faire dès lors ? Faut-il désespérer du langage sous prétexte qu’il est bien trop général face à une réalité toujours singulière ? Que choisir ? Le silence ? La critique de Bergson pourrait au contraire porter non pas sur le langage en son entier mais sur le langage tout fait et sur les expressions dominantes. Pourquoi ? Parce que l’auteur semble nous inviter à nous réapproprier la langue qui, comme l’écrivait Marcel Proust, « appartient aux autres autant qu’à nous ». S’il convient alors de chercher ses propres mots cela nous condamne t-il à être incompris et développer une idiosyncrasie proche d’une folie égotiste ? Une objection ou un paradoxe pourraient alors être repérés au cœur même de la pensée de Bergson. Si le langage en général est soumis à la critique mais pas la musique ou le roman, on peut se demander si la musique ou la littérature ne doivent pas être reconnues comme des formes de langage ou s’il s’agit de formes du langage d’un genre différent.

     

        En effet, selon Bergson, ni la musique, ni le poème ne figent la réalité qu’elles évoquent. Elles tentent au contraire de saisir la singularité du spectacle qu’elles visent.  Ce n’est pas le mot qui devient l’unité signifiante de l’expression conçue comme un art mais le mouvement dans lequel il est pris : la phrase, la ponctuation les couleurs et la palette infinie du langage que sont les sons, les histoires, les contextes d'énonciation et autres sens implicites…

     

       Ainsi, à la question « l’expérience nous met-elle en contact directement avec la réalité ? », nous pourrions répondre autrement qu’à notre point de départ que celui ou celle qui s’exerce à percevoir la réalité sous la généralité des mots ou des idées toutes faites pourraient bien avoir à faire à « des tableaux singuliers tirés directement de la vie » comme Bergson l’écrit plus loin. Mais quelle serait alors cette réalité conçue en dehors de toute histoire, de toute culture et influencée par aucune aucune langue ? Ce n’est donc pas l’expérience elle-même qui nous prive d’un contact direct avec la réalité mais le fait que nous la recouvrions d’un ensemble de représentations sociales et d’une visée purement utilitaire qui pour être utiles peuvent également en étouffer toute la vitalité. Tenter de résister aux façons toutes faites de percevoir la réalité lorsque celles-ci semblent privées de toute légitimité et travailler les formes plus à même de l’exprimer ce serait peut-être alors l’unique façon de faire de l’expérience l’occasion unique d’une révélation de ce qu’est la réalité en passant par la sensibilité et le vécu d’une personne attentive à ce qu’elle a à la fois d’unique et ce qui se trame en elle d’universelle.