• Tact, délicatesse et politesse

     

    (Cours sur le langage…)

     

     

     

    I –

     

     B) Le tact, la délicatesse et la politesse : pour une éthique de la langue et du langage.

     

     

     

    NOTA BENE : Ne pas confondre faire preuve de tact (faire preuve d’une juste attention aux choses et aux autres en prêtant attention aux manières de parler et de s’exprimer) et « faire des manières ou des façons/être maniéré, être précieux ou pédant » c’est-à-dire mimer les codes de la bonne conduite au point de les surjouer sans prêter attention aux situations, parfois même se servir de sa connaissance des codes dans un milieu dans le but de dominer. (Manières bonnes et bonnes manières, la préciosité…).

     

    Qui confond ces sens ? Ceux et celles qui s’attachent à la simple forme et ceux qui ne s’y attachent pas du tout. Les thèses adverses visées par notre critique sont donc les suivantes :

     

    - celle qui affirme que les mots ne sont rien (ex. : ce ne sont « que des mots ») et que, le plus important, « c’est l’intention qui compte » (donc « tu m’as compris » ou « je me comprends »).  

     

    ­­- Les thèses et les discours qui valorisent une certaine vision de la sincérité, du naturel, de la spontanéité ou du « parler vrai » ou de la franchise qui consisterait à « tout dire » (dire tout ce qu’on pense ou tout ce qui nous passe par la tête, ne pas être « hypocrite ») sans avoir à y réfléchir ou à y prêter une attention.

     

     

     

    Que nous apprennent du langage (et de sa puissance) les façons d’en user que l’on appelle le tact et la délicatesse ? (pour ceux et celles qui pensent que c ‘est important qu’on doit en faire une valeur)

     

    1)   Le tact nous apprend que parler ou nommer c’est toucher, saisir (ex. des prénoms des élèves en début d’année) ou s’emparer de… ce ou ceux dont on parle. Tact vient du même mot que tactile et désigne le toucher. Sans tact je peux donc salir ce dont je parle (ex. : un souvenir), blesser une personne ou détruire ce dont je m’empare en l’exprimant mal. On parle aussi de la dimension phatique (Jakobson) du langage pour minimiser sa seule fonction référentielle.

     

    2)   Le tact m’apprend que le langage manifeste une certaine façon de se rapporter aux choses, de les approcher et de s’en saisir. Faire preuve de tact c’est faire preuve de délicatesse (entourer de soin ou d’attention) pour ne pas détruire ce qui est visé (parfois la réalité d’une chose ne tient qu’à la façon de l’exprimer. Cf. la poésie, l’amour…). Nous voyons ici que les choses et les êtres ne sont pas dissociables du langage dans lequel nous les insérons (mal approchés, ils peuvent fuir ou disparaître). Ce toucher du langage, comparable à celui d’un bâton (voir le type de monde dans lequel vit ce qu’on appelle en espagnol le « pica mierda ») ou à celui d’une caresse, va remuer la réalité et la faire surgir sous des aspects très différents. On comprend ici que le langage est avant tout un outil et une technique qui forme et transforme la réalité et dont celle-ci dépend intimement. On pourrait faire aussi référence aux paroles bienveillantes et respectueuses qui montrent qu’un discours peut révéler (voir créer) chez une personne ou dans une situation des ressources insoupçonnables.

     

    3)   Avoir du tact c’est faire attention à la façon (façon de parler) ou aux manières (de dire, de faire…) c’est-à-dire à autrui. Pourquoi ? Parce que nos façons c’est ce que nous donnons à voir aux autres. Notre façon de nous exprimer c’est ce que nous présentons à autrui. Se moquer des façons c’est donc mépriser le regard d’autrui, penser qu’il ne nous concerne pas… C’est en plus nier le fait qu’il soit différent (ou nier tout autrui qui serait différent), on dit « on s’est compris ! » quand on ne veut pas préciser pour l’autre). Se moquer des façons c’est donc se moquer non seulement d’autrui lui-même mais aussi de ce qu’il nous apporte (nos relations) en nous offrant son jugement sur ce que nous avons exprimé, et pour terminer c’est se désintéresser du fait que les façons de dire façonnent (sculptent) et influencent ce que nous avons à dire et permettent de le penser (sans façons, une pensée sans forme serait-elle encore digne de ce nom ?).

     

    4)   Si le langage demande du tact (un sens du toucher) c’est également qu’il consiste à aller toucher la personne ou la chose là où elle se trouve et en ce sens à marquer sa distance vis-à-vis de nous (tout en la franchissant). Nous savons alors que nous pouvons, en parlant mal ou sans tact, dépasser certaines limites et ne plus être à notre place. Ce manque de respect manifeste la dimension éminemment morale qui est en jeu dans le langage et l’expression. Cela nous révèle aussi que le langage est aussi un marqueur d’identité et d’espace social. Bien parler à quelqu’un c’est alors le respecter en respectant une certaine distance qui lui assure comme un espace de protection et de liberté. On ne s’empare pas de l’image d’une personne en la manipulant sans dommage pour lui. Respecter cette distance ce n’est pas être hypocrite, au contraire c’est marquer par des mots une attention pour la personne et pour sa différence en refusant d’être familier (ou indifférent). Cet espace qui sépare les êtres tout en les liant existe chez les animaux. En éthologie on l’appelle la distance critique (ex. : voyez les sardines dans un ban, elles régulent l’espace qui les séparent grâce à la petite ligne noire qu’elles ont sur le coté…). Regardez à présent les gens qui sont encore moins sensibles que des sardines (ex. : dans les couloirs du lycée, sur les plages, lors d’un slow avec un séducteur « lourd »…). Même si cela peut changer selon les contextes (heures de pointe dans le métro, sociétés plus ou moins extraverties), il n’en reste pas moins que ne pas avoir de tact consiste toujours à passer en force c’est-à-dire à ne pas tenir compte des situations et des gens présents. Le tact est donc un phénomène essentiellement sensible au double sens de la sensualité qu’il requiert mais aussi de la moralité. En effet, avoir du tact c’est toujours procéder à des évaluations morales avec sa propre sensibilité. Le tact demande à l’individu de faire ses propres dosages et d’être l’auteur responsable de son expression. Le tact nous demande donc d’habiter nos façons de parler et de refuser de déserter le langage en nous confiant à des façons de parler toutes faites.

     

     

     

    Conclusion : le tact comme art des distinctions (et des individuations)

     

     (et pas juste comme une manière pour une personne d’être distinguée !).

     

     Cela consiste à la fois à goûter et à respecter les différences (entre les gens et dans les choses) dans le détail (ce « grain du réel » comme l’écrivait Roland Barthes). Mais aussi comme éthique de l’attention (faire ici la différence entre la fausse attention scolaire qui consiste à tout prendre en notes sans investir sa réflexion dans le cours et la belle attention de l’amoureux dont on dit qu’il est « attentionné », à la fois dans la proposition mais aussi dans l’ouverture de l’écoute.

     

     

     

    Textes du sémiologue et philosophe Roland Barthes, extraits des leçons au collège de France Comment vivre ensemble et Le Neutre (1977-1978) (de la page 58 à la page 66, donner à écouter à partir de 63min et 37ss).